Gouverner l’Empire romain par la fiscalité

Tacite, auteur et sénateur romain, mentionne dans ses Histoires qu’« il ne peut y avoir de tranquillité des peuples sans armée, ni d’armée sans solde, ni de solde sans impôts1 ». Si pour certains historiens, notamment Yann le Bohec, l’armée romaine est à l’origine même de la construction de l’Empire, la fiscalité dispose d’une place privilégiée dans la manière de gouverner de par le fait qu’elle est en grande partie utilisée pour les besoins militaires2. Bien qu’il soit particulièrement difficile de quantifier les dépenses, l’historien Richard Duncan-Jones, dans The Economy of the Roman Empire, estime les dépenses militaires entre 600 et 700 millions de sesterces au IIe siècle, et cela en temps de paix3. La fiscalité dans l’Empire et la manière dont elle est utilisée pour gouverner sont des faits peu connus au sein de la doxa4, alors même que l’historien Donatien Grau, dans son ouvrage La mémoire numismatique de l’Empire romain, mentionne que la meilleure manière de faire l’histoire de l’Empire est d’analyser sa monnaie5. La monnaie vient du pouvoir impérial et elle est l’expression directe de la volonté des empereurs, elle transmet un message, tandis que les politiques fiscales permettent également de comprendre comment les empereurs gouvernent l’Empire. L’article a donc pour objectif de s’intéresser à la fiscalité dans l’Empire : les impôts, les grandes politiques fiscales, les monnaies, afin d’analyser, par ce prisme, la question de la gouvernance du vaste territoire romain.

Pouvoir et fiscalité 

Comment le pouvoir central peut s’exercer à travers la question fiscale ? Bien sûr, les impôts, nous y reviendrons, sont un moyen particulièrement efficace pour assujettir les peuples et assurer des revenus à l’Empire. Cependant, encore faut-il s’intéresser avant toute chose au terme de « fiscalité » afin d’en comprendre le sens. Le terme de « fiscalité » provient du terme latin « fiscus » soit le « trésor central ». Sous la République, on entreposait le trésor public (Aerarium) dans le temple de Saturne. Sous l’Empire, les sources distinguent le trésor public du trésor impérial (fiscus), il est notamment composé de la fortune personnelle de l’empereur, de revenus des provinces dites impériales, ou bien des butins de guerre. Peu à peu, la distinction entre les deux trésors disparaît, et les sources n’évoquent plus que le trésor de l’empereur.

Pour remplir ce trésor, géré par un procurator a rationibus, c’est l’impôt qui est privilégié. Il existe deux impôts différents, l’impôt direct (tributum) et l’impôt indirect (vectigalia). L’impôt direct touche uniquement les provinces qui disposent du droit romain ou italique, il peut être en nature ou bien en argent, il marque la sujétion du peuple. Au sein de cet impôt, il faut distinguer le tributum soli qui est un impôt sur la terre proportionnel à la surface agricole, du capitis, qui est un impôt pesant sur tous les hommes libres et cela dès 14 ans. L’impôt indirect lui est payé par les citoyens, qui sont soumis à de nombreuses taxes : 5% sur l’affranchissement des esclaves, 5% sur l’héritage, ou encore diverses taxes sur les ventes aux enchères et les ventes d’esclaves6. L’Empire est de fait un territoire fortement soumis à l’impôt, mais le pouvoir central n’a jamais cherché à obtenir des bénéfices, la particularité étant que Rome prélève toujours selon ses besoins. Comme nous l’avions mentionné susdit, la majorité des revenus étaient utilisés pour l’armée, les estimations de Richard Duncan-Jones témoignent du poids de l’armée dans l’Empire, une armée qui dépend majoritairement de la fiscalité, en particulier au IIIe siècle7.

Au IIIe siècle, le poids de l’armée tend à s’accroître : l’instabilité politique de ce que l’on nomme occasionnellement la « crise du IIIe siècle8 » oblige les empereurs à accentuer les financements de l’armée, notamment avec des confiscations ou des dévaluations monétaires. Garante de l’intégrité de l’Empire et jouant un rôle majeur tant dans la nomination de l’empereur que dans la pérennité de son pouvoir, l’armée nécessite des financements accrus de par les nombreuses incursions au IIIe siècle. Face à ces besoins croissants, l’édit de Caracalla de 212, accordant la citoyenneté à tous les hommes libres de l’Empire, semble être une manœuvre permettant de remplir les caisses de l’Empire.

L’empereur Aurélien (270-275) permet une nouvelle stabilité monétaire. Alors que les ateliers monétaires sont accaparés par les usurpateurs, notamment Zénobie à Antioche, il parvient à défaire l’usurpation tout en mettant en circulation une nouvelle monnaie d’argent, l’aurelianus, qui comporte le pourcentage d’argent et l’atelier de frappe. Les ateliers monétaires, eux, tendent à se multiplier, en particulier sur les frontières : en 274 sont recensés 9 ateliers monétaires, notamment proches du Danube et du Rhin. Ces ateliers monétaires se multiplient sous la Tétrarchie, le système politique romain à quatre têtes mis en place par Dioclétien, à Nicomédie en 294 ou bien encore à Carthage en 296.

Solidus d’or de l’empereur Valentinien II ©️ Wikimédia Commons, CC-BY-SA York Museums Trust.

Sous Dioclétien, nombreuses sont les réformes monétaires et les tentatives pour limiter l’inflation. À ce titre, l’édit du maximum de 301, visant à fixer un prix maximum pour chaque produit, s’inscrit particulièrement dans cette volonté. Cependant, l’édit est rapidement ignoré, et se développe au sein de l’Empire un marché noir, marché qui rend la mesure de Dioclétien particulièrement insignifiante. Face à la baisse de la valeur des monnaies, Dioclétien met en circulation de nouvelles monnaies : l’argenteus, en argent, qui retrouve un pourcentage d’argent similaire à l’époque de Néron. Il met également en circulation des monnaies de bronze, nummus et follis, la période de paix et les victoires en Arménie permettent une meilleure circulation des monnaies romaines9.

Constantin lui, met en circulation une nouvelle monnaie d’or, le solidus, la circulation de cette nouvelle monnaie est abondante et remplace l’aureus, une monnaie d’or. Elle devient rapidement la monnaie de référence pour payer l’impôt, payer les militaires ou encore verser des tribus, le fait qu’elle soit présente jusqu’à l’Empire byzantin démontre tant une forme de stabilisation que de circulation monétaire. La stabilité monétaire qui semble se construire sous Constantin permet à l’Empire de créer des multiples de solidus, des médaillons qui visent à récompenser des soldats ou fonctionnaires méritants. Enfin, toujours sous Constantin, deux procurateurs gèrent le trésor, désormais nommé aerarium principis. Un procurateur s’occupe des largesses sacrées (comes sacrarum largitionum), c’est-à-dire des soldes et des amendes, tandis que le second s’occupe de la chose dite privée (comes rei privatae), à savoir le patrimoine de l’empereur10.

Nummus de l’empereur Galère ©️ Wikimédia Commons, CC-BY-SA Maxime Cambreling.

La question de l’établissement de l’impôt

Si l’aspect monétaire est d’une importance capitale tant pour la stabilité de l’Empire que pour la gouvernance, la question de l’établissement de l’impôt l’est tout autant. Pour mesurer les terres et établir cet impôt, les Romains utilisaient la technique dite de l’arpentage. L’arpentage est une technique de mesure de la surface des terres, réalisée par des arpenteurs (agrimensores)11. Leur objectif est d’établir les limites des communautés sans se préoccuper des divisions internes au sein des cités, c’est une fonction importante, certains arpenteurs viennent de l’ordre sénatorial, ou ont été préfet de la Ville. Lorsque Rome évoque les limites des communautés, c’est en particulier à partir du bornage et donc les bornes (termini). Ce bornage permet une meilleure connaissance du territoire romain, et permet également de répartir l’impôt au sein des différentes communautés. La répartition de l’impôt se réalise également via le recensement (census) : les opérations de recensement ont pour objectif de faire l’inventaire du nombre d’habitants à un endroit donné, tout en classant la population au sein de classes censitaires, comportant la richesse mais également le degré d’honorabilité. Malgré la présence évidente d’un recensement pour la répartition de l’impôt, il subsiste entre les historiens un débat sur le fait de savoir si le recensement était global ou non. Les historiens savent qu’en Gaule, en Égypte et en Dacie, des recensements ont été organisés, mais peu d’attestations évoquent un recensement global de tout l’Empire au même moment. Cependant, les historiens s’accordent à dire qu’il y a bien eu des recensements par territoires : Lactance, auteur romain, mentionne l’opération de recensement après la conquête de la Dacie par Trajan dans les années 106-10712. Mais qui sont en charge de ces recensements ? D’abord, ce sont les censiteurs, souvent de l’ordre sénatorial, anciens consuls, voire même eux-mêmes gouverneurs de la province concernée par le recensement. Ponctuellement, des chevaliers peuvent intervenir pour un recensement dans des territoires plus petits, ils agissent comme des subordonnés des censiteurs. Les historiens savent par exemple que, sous Hadrien, il y a des exemples de chevaliers désignés par l’empereur pour réaliser des opérations de recensement : ce sont les procurator ad augusti ad census accipidendis. Rome recensait de nombreux éléments, des éléments connus notamment grâce à Ulpien, juriste, qui évoque que Rome, lors d’un recensement, cherchait à savoir le nom de l’individu, sa cité, le nom de deux de ses voisins, ce qu’il cultivait sur ses terres ou bien s’il avait des esclaves13. De fait, derrière l’aspect économique de l’impôt, se cache en réalité un maillage administratif conséquent qui sert les intérêts de l’Empire en matière de gouvernance.

Buste de l’empereur Hadrien, conservé au Musée National d’Archéologie de Venise ©️ Wikimédia Commons, Domaine public.

Loin d’être une thématique marginale dans la gouvernance de l’Empire, la fiscalité est garante de la stabilité de l’ensemble du territoire romain. À travers les différentes politiques fiscales et les monnaies, il est possible de comprendre tant la situation de l’Empire à un instant donné que les dynamiques de gouvernance de l’empereur au pouvoir. La circulation des monnaies, elle, permet une diffusion du message impérial, une diffusion essentielle pour asseoir la légitimité des empereurs. Les nombreux impôts et le maillage administratif associé tendent à faire état de l’importance de la fiscalité dans la gouvernance de l’Empire : entre l’arpentage et le recensement, Rome déploie d’importants dispositifs pour assurer ses besoins. En définitive, l’impôt et plus généralement la fiscalité bénéficie d’une importance majeure : que ce soit financer l’armée, les fonctionnaires ou bien encore contrôler et assujettir les populations, la place de la fiscalité dans la gouvernance de l’Empire n’est plus à démontrer. Une place importante qui permettait à certains peuples d’obtenir des privilèges grâce à une allégeance fiscale, une idée bien résumée par Aelius Aristide, qui déclarait : « Les contribuables ont plus de plaisir à payer leurs impôts à l’empereur que d’en recevoir le fruit ».

 

Par Kyllian GARSAULT

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