Le sigle « SERG » apparaît nécessairement dans n’importe quel cours d’histoire où cet empire millénaire est évoqué. Ce n’est pas sans raison. Vraisemblablement, la complexité territoriale et institutionnelle de l’Empire se reflète dans son titre. Le Saint-Empire romain germanique, tel qu’on l’appelle aujourd’hui, porte un nom si alambiqué et presque contradictoire que l’on se demande si son nom permet de le décrire convenablement . Ou, du moins, c’est la problématique de l’écrivain Voltaire au XVIIIe siècle, 50 ans avant que la déchéance de cette puissance rende inutile tout questionnement de son nom.
Un débat sémantique autour du nom d’une puissance politique peut sembler pointilleux. Toutefois, il permet de découvrir, à travers la critique de son nom, l’histoire de cet empire.
Otton Ier, premier empereur du Saint-Empire est sacré en 962, reprend le terme de Romanorum Imperium, Empire romain. Il reprend ainsi l’appellation de Charlemagne, dont il se veut le successeur : comme son ancêtre carolingien, l’empire se place ainsi dans une continuité qui remonte au partage de l’Empire romain en 395. L’épithète « Saint » (Sacrum Imperium) est ajouté sous le règne de Frédéric Barberousse, au XIIe siècle, afin de rappeler l’ascendance divine de l’empereur. Dès le XIIIe siècle, on parle de Sacrum Romanorum Imperium, appellation reprise par la tradition anglaise actuelle avec Holy Roman Empire. Enfin, au XVe siècle Frédéric III confère à l’empire son nom final : Heilige Römische Reich Deutscher Nation. La traduction française donne le questionné « Saint-Empire romain [de la nation] germanique ».
Finalement, ce nom pour le moins alambiqué permet de décrire un territoire complexe ayant de multiples facettes. Sa légitimité d’origine divine, son héritage, son ethnie doivent être représentés pour permettre à l’empire de s’affirmer. L’évolution du choix de son nom, plutôt de refléter un peuple historique comme pour ses puissances rivales, témoigne d’une affirmation identitaire nécessaire. Cependant, ces justifications ne sont plus d’actualité vers la fin de son existence. Cela n’échappe pas à un certain philosophe, dont la critique est le sujet de cet article.
Voltaire (1694-1778), grand philosophe des Lumières, n’était nullement étranger aux contre-sens et incohérences de son temps. Dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (publié en 1756) il entend chroniquer l’histoire de l’Europe, de Charlemagne à Louis XIV. Au chapitre 70, il émet cette affirmation devenue célèbre :
« Ce corps qui s’appelait et qui s’appelle encore le saint empire romain n’était en aucune manière ni saint, ni romain, ni empire. »
Voltaire, 1756
Au-delà d’être incendiaire, Voltaire veut ici rendre compte de l’état de faiblesse qu’éprouve ce conglomérat centro-européen à la fin de l’époque moderne, notamment après la guerre de Trente Ans (1618-1648). En effet, si cette appellation avait pu jadis refléter une réalité, le déclin du Reich, au-delà de ses implications géopolitiques, fausserait son nom-même. Si la dénomination de cet État ne permettait pas de le comprendre, comment donc aborder cet empire qui s’éloigne de Rome, son idéal, sa religion et son incarnation impériale ?
Qu’est-ce que le Saint-Empire romain germanique ?
Le Saint-Empire romain germanique est un rassemblement de territoires en Europe centrale, dirigé par un empereur. Ces territoires se situeraient aujourd’hui dans plusieurs pays d’Europe occidentale et centrale. A son apogée, il s’étend de la Meuse et du Rhône à l’Ouest, à l’Elbe à l’Est, et de la mer du Nord à la péninsule italienne au Sud. Il succède à la Francie orientale, royaume issu du traité de Verdun de 843 divisant l’Empire carolingien. Le royaume de Germanie, noyau historique du Saint-Empire, est alors composé de cinq duchés ethniques : la Saxe, la Lorraine, la Franconie, la Souabe et la Bavière. L’empereur est également roi d’Italie.
L’empereur règne donc sur un ensemble hétérogène d’États ou plutôt sur leurs princes et représentants qui gardent cependant une grande autonomie. L’empire est d’une complexité inouïe et ses frontières sont mouvantes : il atteint son apogée d’extension territoriale au XIIIe siècle, mais se morcelle rapidement en une multitude d’États princiers semi-autonomes, ayant chacun une puissance croissante. Cela s’opère au dépens de la puissance encadrante de l’empereur.
A l’époque moderne l’empire est composé de territoires de taille et d’importance diverses. Ce sont notamment les sept électorats, dont les princes élisent l’empereur, ainsi que l’archiduché d’Autriche et le royaume de Prusse. La liste de statuts dont peuvent relever ces centaines de territoires est longue : duchés, margraviats, comtés et comtés palatins, bailliages et sénéchaussées etc. Sans oublier les environ 50 villes libres, relevant de leur propre statut.
Le règne de Charles Quint, symbole d’une grandeur manquée
Charles de Habsbourg ou Charles Quint (1500-1588) incarne parfaitement les conséquences inéluctables de l’enjeu territorial que présente le Saint-Empire. Au début du XVIe siècle, il hérite d’un territoire impérial conséquent, qui s’étend du Nouveau Monde aux puissances slaves de l’Europe de l’Est, en passant par les péninsules ibérique et italienne. En effet, Charles, cinquième empereur de son nom, roi des Espagnes, de Naples, de Sicile, duc de Milan de de Bourgogne, est le produit d’une série d’alliances entre les plus grandes familles d’Europe, destinée à renforcer la puissance habsbourgeoise. Son empire est d’une complexité institutionnelle et politique effrayante, au point qu’on ne parle même pas allemand dans l’intégralité du territoire (la langue natale de Charles est le français). Épuisé des décennies de ses divers règnes, et de sa charge d’empereur, éprouvé par les guerres d’Italie, la poussée constante des Ottomans et la montée du luthéranisme, Charles Quint abdique en 1555. Il laisse un Empire réduit, littéralement divisé. La famille des Habsbourg est scindée en deux, régnant désormais séparément en Espagne et en Autriche.
Non seulement dynastiques, ces divisions s’inscrivent dans une suite de rétrécissements de l’empire. En effet, depuis son apogée à la fin du Moyen Age, le territoire de l’empire ne cesse de se restreindre. De fait, le Saint-Empire se replie sur ses terres germaniques ancestrales. L’empereur perd progressivement le contrôle en Italie, qui possède déjà une grande autonomie. Les anciens territoires Lotharingiens sont progressivement annexés par la France : l’ancien royaume d’Arles (Bourgogne, Provence) ainsi que le duché de Lorraine. Enfin, à l’issue de la guerre de Trente Ans, les Provinces Unies et la Suisse voient leur indépendance reconnue par les traités de Westphalie en 1648. À la veille du XVIIIe siècle, le Saint-Empire n’inclut principalement plus que les principautés allemandes, l’archiduché d’Autriche et les terres de la couronne de Bohême. Le SERG de Voltaire n’était plus un empire puissant et uni sous l’égide de l’Empereur et du pape, mais une ombre de lui-même où la Prusse et l’Autriche dominent la scène politique.
Comprendre le point de vue de Voltaire
Le nom Saint-Empire romain germanique, selon Voltaire, ne reflétait plus la réalité de cette entité politique. Au XIIIe siècle, le Sacrum Romanorum Imperium avait une certaine logique, réelle et sémantique. L’empire est alors sous le contrôle unique d’un empereur puissant et dirigeant la chrétienté Occidentale aux côtés du Pape (on parle des « deux épées ») et se plaçant dans la continuité de l’Empire romain dans un monde encore largement façonné par lui. Le terme « romain » renvoie également à la place spirituelle de Rome, domicile du Pape et noyau de l’organe administratif et spirituel, soit les diocèses et ses évêques qui encadrent les croyants.
Cependant, les huit siècles de son existence changèrent le Saint-Empire à jamais. La réforme protestante bouleverse profondément l’ordre religieux et politique de l’Empire. Lorsque Luther placarde ses 95 thèses en 1519, il démarre un processus qui met fin au rêve médiéval d’une chrétienté unie en Occident. De surcroît, l’avènement du protestantisme accentue la perte de pouvoir de l’empereur en permettant aux princes (la Prusse dès 1525) de s’en servir comme arme politique. La réforme protestante est donc le dernier clou dans le cercueil du Saint-Empire, méconnaissable de sa puissance au Moyen Âge. S’ensuit alors plus d’un siècle de guerres se culminant par la guerre de Trente Ans. A son issue, les traités de Westphalie affaiblissent durablement le Saint-Empire, qui perd des territoires considérables et dont la victoire française place cette dernière en position de force. L’empereur n’a désormais qu’une importance symbolique, son Empire divisé en 350 états indépendants donc l’encadrement impérial n’a plus de réalité politique. Elle ratifie également le principe de cujus regio, ejus religio (tel prince, telle religion), mettant définitivement fin à l’unité religieuse de l’Empire. Enfin, l’Empire s’éloigne de plus en plus de Rome, de sa religion et de son influence politique.
Vers la fin du Saint-Empire
Historien, écrivain talentueux mais également philosophe des Lumières, Voltaire et ses collègues échafaudent la Révolution française. Cette dernière annonce la fin définitive du Saint-Empire. Les guerres révolutionnaires bouleversent l’Europe. Les guerres révolutionnaires se poursuivent par les guerres napoléoniennes, dont les volontés expansionnistes mettent officiellement fin au Saint-Empire le 6 août 1806. L’empire est partagé entre les États confédérés du Rhin, couramment appelé la Confédération du Rhin, ainsi que le royaume de Prusse et l’Autriche (qui se distingue du Saint-Empire en 1804). Napoléon souhaite ainsi construire un état-tampon, et assurer la sécurité géopolitique de la France face aux puissances prussiennes et autrichiennes. Le Saint-Empire, au-delà d’être ni saint, ni empire, ni romain, n’était plus tout simplement.
L’héritage impérial
Cependant, l’adjectif délaissé par la critique voltairienne commença à prendre sa place. En effet, le XIXe siècle est le siècle de construction de l’État germanique ou, d’après la confédération de ces peuples centro-européen de l’Antiquité tardive, « allemande ».
Ainsi, si le Saint-Empire romain germanique (permettons-nous de l’appeler ainsi) a une fin funeste, son héritage est bien vivant. L’empire est l’ancêtre de plusieurs pays modernes ainsi que leur administration. Les systèmes fédéraux de l’Allemagne et l’Autriche sont ancrés dans l’organisation territoriale du feu Saint-Empire, d’autant plus que les Länder actuels reprennent les appellations de ceux des états impériaux d’autrefois : la Bavière, la Saxe, le Brandebourg en Allemagne, la Styrie et la Carinthie en Autriche par exemple. La Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, la Tchéquie sont tous issus du Saint-Empire. En outre, une grande partie du territoire français actuel appartenait autrefois au Saint-Empire, souvent jusqu’à une date relativement récente. Ainsi la Franche-Comté, la Bourgogne, la Savoie, la Provence, l’Alsace ou encore la Lorraine étaient pendant longtemps « allemandes ».
Sur une note plus sombre, le « mythe du Reich » fut un élément central au sein de la politique culturelle de l’Allemagne contemporaine. Ce souvenir fantasmé du Saint-Empire alimente la construction du « Deuxième » puis du « Troisième » Reich qui, tout comme leur patrie ancestrale, prétendaient ressusciter une puissance dont ils aspirent à la grandeur.
C’est ainsi un héritage mitigé mais conséquent pour un « empire » particulier et alambiqué, tout comme son nom.
Rédacteur : Joseph Chambers
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