Les années soixante ou une présidence de troisième voie

C’était le 8 janvier 1959, jour de l’investiture du Général de Gaulle. Celui-ci avait souhaité une cérémonie prestigieuse à l’Elysée pour sacraliser la Ve République, également pour marquer l’importance du président de la République dans cette nouvelle constitution. Après une brève entrevue entre Charles de Gaulle et René Coty, la cérémonie est ouverte et Charles de Gaulle est officiellement institué premier président de la Ve République. La présidence de Charles de Gaulle, c’est d’abord le prestige de la présidence de la République.

Très vite, le Général de Gaulle met en place sa philosophie de l’État et de la France, posant les bases de l’idéologie politique qu’est le gaullisme aujourd’hui. A ses côtés en tant que Premier ministre, Michel Debré, co-rédacteur de la constitution du 4 octobre 1958 et garde des sceaux du gouvernement De Gaulle, dernier de la IVe République. Les deux hommes croient en l’État providentiel, garantissant les principaux services publics et garant d’une certaine justice sociale. Ils croient également en la souveraineté de cette nation, la France, qui doit selon eux rayonner à l’international et transmettre une vision humaniste et forte. Pour rayonner, il faut que cet État soit fort et indépendant. Face au monde bipolaire qui s’est créé autour de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) et des États-Unis, pour le Général de Gaulle, la seule solution pour la France serait la troisième voie : ni le capitalisme, ni le communisme. Pour lui, il faut la paix. Et c’est la vision qu’il portera d’abord seul, puis dans le couple franco-allemand (on parle ici de la République fédérale d’Allemagne, en particulier sous Konrad Adenauer), association fondatrice de l’Union européenne.

En France pourtant, à son arrivée au pouvoir, la situation est loin d’être pacifique. Elle tend même à une guerre civile, laquelle aurait pu se déclarer si le Général de Gaulle n’avait pas été rappelé au pouvoir. Dès 1948, des révoltes s’étaient faites entendre en Algérie, initiées par des indépendantistes algériens. La guerre d’Algérie avait commencé en 1954 et, depuis quatre ans, la situation ne faisait qu’empirer, les attentats se multipliant en France métropolitaine, la haine ayant gagné la plupart des belligérants. L’armée n’était plus aux commandes de l’État, désapprouvant son souhait de mettre fin à la guerre par l’indépendance de l’Algérie. C’est d’ailleurs celle-ci qui avait souhaité avec force le retour du Général de Gaulle, alors retiré de tout à Colombey-les-Deux-Églises. Charles de Gaulle hérite alors d’une France profondément déstabilisée et en proie aux pires violences. La gérance gaullienne du conflit mena d’abord à l’escalade. Les « gaullistes » les plus radicaux rompent avec le Général de Gaulle, et l’Organisation de l’armée secrète gagne en influence. L’OAS était une organisation fondée par des élites militaires attachées à l’Algérie française et souhaitant tenir une ligne différente de celle de l’Etat, jugée trop complaisante. Il faudra attendre le 5 juillet 1962 pour que les accords d’Évian soient signés, mettant officiellement fin à la guerre d’Algérie et, contre ce qui était attendu de la part du Général de Gaulle, à la reconnaissance de l’Algérie comme un État indépendant et souverain. Si on reconnaît cet acte libérateur pour l’Algérie mais aussi pour la France, la gérance du conflit est loin d’être glorieuse : les massacres furent nombreux, la plupart non punis juridiquement, les pieds-noirs délogés violemment et rapidement de chez eux en Algérie.

A l’issue de cette guerre d’Algérie, épuisé, Michel Debré remet sa démission au président de la République. Il l’avait déjà informé de son souhait de se retirer. À sa succession est nommé Georges Pompidou, homme politique relativement peu connu à l’époque, qui avait fait connaissance du Général de Gaulle au sein du Rassemblement du peuple français (RPF), mouvement politique créé par le Général de Gaulle sous la IVe République. Déjà proche du président, Georges Pompidou avait été nommé par celui-ci au Conseil constitutionnel dès 1959. On considère que l’arrivée de Georges Pompidou à Matignon marque un tournant « à droite » de la pensée gaulliste, le nouveau Premier ministre menant une politique plus libérale. Il fût d’ailleurs régulièrement en conflit avec ceux qui se revendiquent « gaullistes de gauche », à l’image de René Capitant, Louis Vallon ou Jean Charbonnel.

En France, les années soixante voient aussi l’affirmation de la Ve République telle que le Général de Gaulle l’imaginait. Le 6 novembre 1962, une modification constitutionnelle précédée d’un référendum confirme l’élection du président de la République au suffrage universel direct (c’est-à-dire directement par les citoyens français). Jusqu’alors, il était élu par un vaste collège électoral, rassemblant la plupart des élus du territoire. Dirigeant plutôt conservateur, Charles de Gaulle n’était cependant pas étranger au progressisme, il tint d’ailleurs un engagement relativement populaire. C’est ainsi que durant sa présidence, aux côtés des susmentionnés « gaullistes de gauche », en particulier René Capitant, Charles de Gaulle tente de mettre en place la participation, appelée également l’union « capital-travail ». L’objectif était de faire participer les employés aux prises de décision de l’entreprise, qui ne serait donc plus dirigée par un seul dirigeant ou un conseil d’administration, mais bien par l’ensemble du personnel de l’entreprise – le dirigeant y compris, naturellement. On ne parle pas ici d’un principe communiste : le dirigeant de l’entreprise en reste propriétaire, il se voit seulement obligé d’inclure dans ses décisions l’avis des employés, jusqu’alors ignorés. D’ailleurs, la mise en place de cette participation était l’un des deux sujets de l’ultime référendum du Général de Gaulle, en plus de la réforme du Sénat.

Cette troisième voie si chère au gaullisme ne se limite pas à l’économie. Au niveau de la politique étrangère, comme précédemment évoqué, la France porta pour la première fois une voie indépendante et pour la paix : contre le communisme, critique du capitalisme, et condamnatrice des tensions – qu’elle vivait pourtant jusqu’en 1962. Un des principes fondamentaux du gaullisme était l’obstination à un rayonnement de la France, la faisant regarder à l’extérieur de ses frontières, au lieu de céder à des divisions internes qui, selon le Général de Gaulle, étaient contraires à l’évolution de la France. Finalement, sans pour autant lui en accorder le monopole, la politique gaulliste telle qu’elle fut mise en œuvre par le chef de l’État et son Premier ministre repose également sur l’espoir porté par l’appel du 18 juin 1940, considérant que, non seulement la France n’était pas seule, mais qu’il fallait penser à « l’intérêt supérieur de la patrie » plutôt qu’à ses intérêts personnels. En cela, la politique de la France dans les années soixante s’oppose à l’individualisme progressif provoqué par la délégation des pouvoirs du peuple à des représentants politiques.

Le couple franco-allemand tant mis en avant par le président de la République Charles de Gaulle illustre également ce souhait de troisième voie. Ce couple, réconcilié grâce à la création de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, fut un acteur essentiel de la construction européenne dont l’objectif était d’apporter une alternative conséquente à la bipolarité du monde du XXe siècle. L’attachement du Général de Gaulle à ce couple européen fut largement démontré lors de l’invitation de Konrad Adenauer, chancelier allemand, à la résidence personnelle de Charles de Gaulle, alors président du Conseil de la IVe République, à La Boisserie, à Colombey-les-Deux-Eglises, le 14 septembre 1958. Cette entente mutuelle avait pour objectif commun de « renverser le cours de l’histoire. Il doit en être fini à jamais de l’hostilité d’autrefois », selon les paroles du Général de Gaulle.

Pour le Général de Gaulle, cette rencontre fut décisive puisqu’il transmet ses amitiés en réponse à un message du chancelier allemand le lendemain de leur rencontre, en ajoutant que « L’impression que je conserve de notre rencontre me laisse bien augurer de l’avenir des relations entre nos deux pays, dont la coopération est essentielle pour eux-mêmes, pour l’Europe et pour la paix dans le monde »

 La hache de guerre devait donc être enterrée, pourtant source d’hostilités depuis 1870. Au sujet de la construction européenne, Charles de Gaulle a continuellement refusé l’adhésion de la Grande-Bretagne, convaincu que celle-ci n’apporterait rien de constructif à cette union européenne. Entretenant pourtant des relations cordiales avec elle, il lui a toujours reproché sa préférence des États-Unis d’Amérique face à l’Europe, situation que le Général avait vécue lorsqu’il était chef de la France Libre. On notera par exemple la réouverture exceptionnelle de l’Ordre national de la Libération pour décorer en 1958 Winston Churchill, signe de l’estime que Charles de Gaulle lui portait, malgré toutes les divergences qu’avaient pu observer les chefs d’État de l’époque.

Malgré un bilan national relativement positif, c’est sûrement la gestion controversée de la guerre d’Algérie qui ternit sa réputation. La sanction populaire fut alors conséquente pour le président de la République qui comptait sur le peuple avant tout le reste. Lors de l’élection présidentielle de 1965, Charles de Gaulle fut mis en ballottage par François Mitterrand, candidat de l’union de la gauche – outre le Parti communiste français. On sait que cette sanction fut durement vécue par le Général de Gaulle, qui hésitait déjà à briguer un second mandat. Son épouse, Yvonne, aurait voulu qu’il prenne sa retraite, mais soutint le choix de son époux une fois celui-ci tranché.

Si la France retrouva une certaine prospérité à l’issue des accords d’Evian, cette situation ne dura bien que six ans, puisqu’à celle-ci se succéda « Mai 68 ». Cette révolte, d’abord étudiante puis généralisée au monde ouvrier, représente le symbole du « relâchement » pour certains, mais aussi une source de libération pour les uns et d’indignation pour les autres. Malgré que son interprétation fasse encore aujourd’hui polémique, il est indéniable qu’elle divisa profondément la société française. Initiée par un jeune étudiant, Daniel Cohn-Bendit, cette révolte, d’abord manifestation de faible ampleur, fut totalement ignorée par le pouvoir en place, considérant qu’elle se calmerait d’elle-même. C’est l’effet inverse qui se produisit : la non-réaction du gouvernement indigna considérablement le monde universitaire puis ouvrier. Cette petite insurrection locale, visant à protester contre l’emprisonnement de militants opposés à la guerre du Viêt-Nam, se transforma en une grève générale, voire sauvage par les nombreux affrontements entre les insurgés et les forces de l’ordre, parsemée de nombreuses grandes manifestations. Dès le 3 mai 1968, après plusieurs appels au soulèvement dans les universités françaises, la Sorbonne est occupée. Le 13 mai, la grève générale commence, paralysant l’activité économique du pays. Il faut attendre le 27 mai pour que des accords soient trouvés avec les syndicats, seules autorités encore reconnues par les manifestants, admettant de nouveaux acquis sociaux contre la cessation de la grève. Il s’agit des accords de Grenelle, entamés par Jacques Chirac sous l’initiative de Georges Pompidou, lequel les négocia avec les syndicats. Dans ces accords apparaissent le droit syndical dans l’entreprise, l’augmentation du SMIG (Salaire minimum interprofessionnel garanti, équivalent du SMIC actuel) à 35% ou encore le paiement des jours de grève à 50%.

À l’issue de cette insurrection qui causa de nombreux blessés et sept morts, le Général de Gaulle disparaît mystérieusement le 29 mai dans l’après-midi. Il était alors totalement désavoué par l’opinion publique. Laissant inquiet la famille gaulliste, Charles de Gaulle avait pris un hélicoptère avec sa femme vers Baden-Baden pour consulter le général Massu, fidèle compagnon lors de la Libération puis grand soutien pendant la guerre d’Algérie. Il revint en France vers midi le lendemain et accepta la dissolution de l’Assemblée nationale, sur proposition du Premier ministre Georges Pompidou. L’après-midi de ce 30 mai, une gigantesque manifestation est organisée par deux proches du Général de Gaulle, André Malraux, son ministre des Affaires culturelles, et Michel Debré, son ancien Premier ministre. Elle aurait réuni entre 300 000 personnes selon les autorités et un million selon les organisateurs de la manifestation. Gorgeant les Champs-Elysées de drapeaux de la France libre, la manifestation avait pour objectif de réaffirmer au président de la République le soutien de la majorité des Français, en opposition aux « soixante-huitards ».

La dernière année de la présidence de Charles de Gaulle est plus timide. Georges Pompidou démissionne peu après les évènements du mois de mai 1968 suite à un scandale incluant sa femme Claude, d’ailleurs désavoué par la partie la plus à gauche de la majorité présidentielle, notamment représentée par René Capitant, dernier ministre de la Justice du Général de Gaulle, Jean Charbonnel ou encore Louis Vallon. Georges Pompidou était alors vu comme trop conservateur et libéral. C’est lui qui empêchait la mise en place de la participation, pourtant tant souhaitée par cette partie plus sociale ainsi que Charles de Gaulle. A la succession de Georges Pompidou, le président de la République nomma Maurice Couve de Murville, qui était alors ministre des Affaires étrangères de Charles de Gaulle depuis la IVe République.

On sait que Charles de Gaulle fut affaibli par les événements de mai 1968 et perdit le goût de la représentation nationale. Sa femme était déjà fatiguée de son rôle de première dame. Lorsqu’il décide de mettre en place un ultime référendum en avril 1967 contre l’avis général de son cabinet et de son gouvernement, on suppose que Charles de Gaulle est conscient qu’il risque de perdre le référendum. En plus de la mise en place de la participation et de la réforme du Sénat, le président de la République décide de mettre en jeu son mandat : en cas de perte du référendum, il démissionnerait de son poste de président de la République. C’est ainsi que se clos l’ère gaullienne, lorsque le référendum est perdu à 52,41% de NON. Charles de Gaulle, reclus à Colombey-les-Deux-Eglises, annonce alors démissionner le lendemain à midi.

Incarnation d’une période de stabilité, de prospérité et de progrès, une large partie de la classe politique se réclama et se réclame encore de l’héritage du Général de Gaulle. On considère généralement que l’héritage gaullien se trouve dans la succession des partis de droite républicaine, de l’Union pour la nouvelle République aux Républicains. Pourtant, Charles de Gaulle lui-même ne se définissait pas de droite, considérant que « Le fait que les partisans de droite et les partisans de gauche déclarent que j’appartiens à l’autre côté prouve […] que je ne suis pas d’un côté, je ne suis pas de l’autre, je suis pour la France »1. Selon Jean-Luc Barré, « non que le gaullisme doive être considéré comme un dogme ou une doctrine fixe fixant des règles immuables. Mais parce qu’il se fonde sur une philosophie du mouvement, de l’élan, de l’intuition, comme une libre appréciation des circonstances, on a fini par le réduire à un pragmatisme ouvert à toutes les transactions »2. Le gaullisme ne se limite pas à une appréciation de l’ordre et du conservatisme. De Gaulle lui-même s’opposa au conformisme durant l’entre-deux-guerres, où il était considéré comme un officier rebelle aux idées tranchées. Charles de Gaulle était opposé à la guerre de position prônée par les élites militaires comme le maréchal Pétain ou le général Weygand. Le gaullisme, ce serait d’abord croire en l’intérêt supérieur de la patrie, et non en un individualisme encouragé par le capitalisme qui diviserait. Le gaullisme, c’est croire en la grandeur de la France et de son histoire. Enfin le gaullisme, ça serait refuser les clivages diviseurs de droite et de gauche, encourager l’indépendance de la France dans une Europe des États et croire en une troisième voie économique critique du capitalisme et condamnant le communisme. Finalement, le gaullisme ne se limiterait sûrement pas à un parti, mais s’étendrait bien à qui veut bien croire en une France souveraine, en cette philosophie du mouvement pour adapter la politique à la situation, en un amour inconditionnel de la France ou en une critique du capitalisme, sans pour autant céder au communisme. Des partis de droite républicaine se réclamant du Général, Henri Guaino déclare « Le péché originel, c’est l’UMP. On a regroupé les gaullistes, les centristes et les libéraux. On a perdu notre base populaire ».

Finalement, cette présidence de troisième voie fut source de stabilité et d’une certaine cohésion, où l’ordre, voire l’harmonie régnaient, mais qui fut considérablement ternie par une trop dure tenue du pouvoir qui se solda par une violente révolte étudiante puis ouvrière. La présidence de Charles de Gaulle s’inscrit tout de même au cœur de la période dite des « Trente Glorieuses ».

Rédacteur : Julien Davain

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